Plus encore que les personnes âgées en général, ce sont bien les personnes âgées en perte d’autonomie qui vont connaître une évolution quantitative exponentielle. Avec toutefois un « pic » concentré entre 2030 et 2045.
Des incertitudes liées à l’évolution du système de soins
C’est à l’occasion du débat national sur la dépendance, lancé en 2011 par Roselyne Bachelot, que les premières projections consolidées sur l’évolution de la dépendance à l’horizon 2060 – au sens du nombre de bénéficiaires de l’APA – ont été effectuées en tenant compte d’un phénomène inédit récemment observé à cette date. Il était en effet communément admis jusque-là, sur la base des constats effectués depuis une vingtaine d’années, que l’espérance de vie en bonne santé (ou espérance de vie sans incapacité – EVSI) progressait plus vite que l’espérance de vie totale, réduisant ainsi les années avec incapacités.
Or pour la première fois, les résultats de l’enquête Handicap-Santé de 2009 illustraient un décrochage en défaveur du rythme d’évolution de l’EVSI par rapport à l’espérance de vie totale. Tout aussi préoccupant fut le constat d’une fréquence de limitations fonctionnelles et de restrictions
d’activités pour les 50-65 ans plus importante que pour la même catégorie d’âge 10 ans auparavant. Les derniers résultats de l’enquête CARE confirment la permanence de telles disparités : ainsi, si globalement le niveau d’incapacités a reculé par rapport à 2008, les hommes de 60- 64 ans, 70-74 ans et 85-89 ans sont plus touchés par l’incapacité en 2015 qu’en 2008.
Plusieurs explications ont été avancées pour comprendre cette évolution moins favorable, dont le rappel est utile pour appréhender la période qui vient et la possibilité de voir ou non ce mouvement de tassement de l’EVSI se confirmer :
- D’abord une plus grande sensibilité, et conséquemment une moindre acceptabilité des signaux de dégradation physique : les générations nouvelles sont plus utilisatrices du système de soins qu’elles ont vu se développer, mieux sensibilisées et plus exigeantes pour elles-mêmes, entrainant une fréquence de déclaration de limitations fonctionnelles plus importante.
- Ensuite, et surtout, cette évolution illustre le paradoxe d’une meilleure prise en charge des pathologies du fait des progrès dans les traitements, les dépistages et la prévention des maladies cardio-vasculaires (AVC ou cardiopathie ischémique), cancers, maladies neurologiques
et rhumatologiques), qui va faire diminuer le taux de mortalité associée à ces pathologies, mais peut entrainer une chronicisation de la pathologie, avec de possibles conséquences en termes d’incapacités et de dépendance.
C’est le mécanisme inverse et vertueux, appelé compression de la morbidité (c’est à-dire la mise en œuvre d’actions de toute nature qui permet d’éviter ou de retarder la survenance de pathologie et/ou d’en atténuer les effets invalidants) qui conditionne toutes les projections : qu’il se poursuive et s’amplifie, et l’EVSI progressera, atténuant la proportion des personnes âgées dépendantes parmi les personnes âgées.
Or les évolutions sont différenciées et contradictoires selon les pathologies :
- Il y a par exemple débat sur l’évolution de l’incidence de la maladie d’Alzheimer dans les 20 prochaines années : 900.000 malades aujourd’hui, 1,3 millions projetés en 2020. L’incidence et la prévalence de la maladie d’Alzheimer étudiées sur de grandes cohortes aux Etats-Unis, PaysBas, Angleterre et Suède se sont en effet stabilisées, alors même que les diagnostics sont plus et mieux posés. Cela indiquerait ici une compression de morbidité (meilleur contrôle des facteurs de risque de la maladie d’Alzheimer, notamment l’hypertension artérielle, l’obésité, le tabac, l’alcool).
- En revanche, il existe un consensus sur la poursuite de l’augmentation du nombre de malades de Parkinson pour des raisons environnementales (dont la moitié des malades ont plus de 75 ans). Fin 2015, 166.000 personnes ont été traitées pour une maladie de Parkinson en France. En 2030, ce sont 260.000 personnes qui devraient être traitées. Et les traitements ici sont susceptibles de contribuer à la chronicisation de la maladie.
Le tassement constaté du rythme d’allongement de l’espérance de vie sans incapacités doit être suivi avec attention. C’est lui qui entraîne l’allongement de la durée de vie avec incapacités et conditionne l’ampleur des besoins (en établissements et services, en personnels et compétences). Au-delà des progrès de santé publique (hygiène, alimentation, tabac…), les progrès médicaux et l’organisation du système de soins concentrent désormais l’essentiel du questionnement sur l’allongement de l’espérance de vie, et surtout sur l’espérance de vie en bonne santé. Sans qu’il puisse être répondu à ce stade avec certitude à la question de savoir si l’horizon 2030 est ou non trop proche pour être impacté par les effets escomptés des paris technologiques (intelligence artificielle)
et des ambitions philosophico-médicales (transhumanisme) de quelques investisseurs.
Ce qui est sûr en revanche, c’est que, cadenassé par le cloisonnement entre secteurs sanitaire et médico-social, le dispositif de prévention de la dépendance a oublié les grands schémas de maladie chroniques. Ce sont pourtant elles, et les conditions de leur prise en charge par le système de santé qui détermineront la poursuite ou non de la compression de la morbidité dans les quinze ans qui viennent.
Au risque de choquer tous ceux qui verront à tort dans cette formule un raccourci qui ferait de la vieillesse une maladie, le premier terrain de prévention de la dépendance est résolument l’organisation du système de soins. Bien sûr l’essor des progrès médicaux, des techniques médicales et de leur diffusion est déterminant. Nul ne sait si l’on guérira d’Alzheimer dans les 15 ans qui viennent, et peu d’ailleurs ont fait preuve de leur optimisme en la matière. En revanche, nombreuses furent les illustrations de ces petits progrès à fort retentissement, associant technologies
et organisations adaptées. Comme ce robot capable d’opérer 80 à 100 cataractes par jour. Indispensables pour prévenir les chutes et leur cortège de comorbidité. A condition aussi qu’il y ait encore des ophtalmologues capables de superviser ces opérations.
Le développement de la télémédecine, l’implication des patients-experts, les progrès de la médecine prédictive constitueront assurément des leviers d’amélioration. Mais c’est bien la réussite des parcours, autant que le virage de la prévention, qui pèseront sur l’état de santé des futurs âgés de 2030.
Pour répondre à l’inefficience du recours à l’hôpital et à l’inefficience de la coordination des soins des acteurs (fragmentation des parcours, de l’offre et des tarifs), l’objectif affiché est de passer d’une approche trop centrée sur les ressources, les structures et les pathologies, à une logique de parcours davantage centrée sur les besoins de la personne.
Source : LES PERSONNES ÂGEES EN 2030
État de santé, démographie, revenus, territoires, modes de vie : portrait-robot de la génération qui vient
Auteurs : Jérôme GUEDJ – Luc BROUSSY – Anna KUHN LAFONT